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Le premier rendez-vous de Colin avec Heather fut merveilleux. Bien que le film d’épouvante ne fût pas aussi bon qu’il l’espérait, la dernière demi-heure était terrifiante ; Heather, plus apeurée que Colin, penchée vers lui, lui tenait la main dans le noir, cherchant le réconfort et la protection. Colin se sentait anormalement fort et courageux. Assis dans la salle climatisée, dans les ombres veloutées, à la lueur pâle et vacillante réfléchie par l’écran, tenant la main de sa petite amie, il eut la sensation d’être au paradis.
Après le film, comme le soleil se couchait vers le Pacifique, Colin la raccompagna chez elle. L’air de l’océan était doux. Au-dessus d’eux, les palmiers se balançaient et chuchotaient.
Une centaine de mètres après le cinéma, Heather trébucha sur une partie surélevée du trottoir. Elle ne tomba pas, ne faillit même pas perdre l’équilibre, mais elle dit : « Zut ! (Elle rougit.) Je suis tellement maladroite ! »
— Ils ne devraient pas laisser le trottoir se détériorer comme ça, dit Colin. Quelqu’un pourrait se faire mal.
— Même s’ils le rendaient parfaitement droit et lisse, je buterais quand même dessus.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Je suis tellement godiche.
— Non, ce n’est pas vrai.
— Si. (Ils se remirent en route, et elle ajouta :) Je donnerais n’importe quoi pour être ne serait-ce que moitié aussi gracieuse que ma mère.
— Tu es gracieuse.
— Je suis godiche. Tu devrais voir ma mère. Elle ne marche pas – elle glisse. Si tu la voyais en robe longue, qui lui descend jusqu’aux pieds, tu ne croirais pas qu’elle marche réellement, mais qu’elle flotte sur un coussin d’air.
Ils cheminèrent quelques instants sans parler.
Puis Heather soupira et dit : « Je suis une déception pour elle. »
— Qui ?
— Ma mère.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas à la hauteur.
— De quoi ?
— À sa hauteur. Tu savais que ma mère a été Miss Californie ?
— Tu veux dire comme dans un concours de beauté ?
— Oui. Elle a gagné. Et plein d’autres concours, aussi.
— C’était quand ?
— Elle a été élue Miss Californie il y a dix-sept ans, lorsqu’elle en avait dix-neuf.
— Ouah ! Ça ce n’est pas rien.
— Quand j’étais petite, elle me présentait dans de nombreux concours de beauté pour enfants.
— Ouais ? Quels titres as-tu gagnés ?
— Aucun.
— J’ai du mal à le croire.
— C’est vrai.
— Et les juges, ils étaient quoi… aveugles ? Allez, Heather. Tu as bien dû gagner quelque chose.
— Non, vraiment. Je ne me suis jamais classée mieux que seconde. Et j’étais généralement troisième.
— Généralement ? Tu veux dire que la plupart du temps, tu gagnais le deuxième ou le troisième prix ?
— J’ai été classée deuxième à quatre reprises. J’ai eu dix fois la troisième place. Et cinq fois, je n’ai rien eu du tout.
— Mais c’est formidable ! Tu as été dans les trois premières quatorze fois sur dix-neuf tentatives !
— Dans un concours de beauté, tout ce qui compte, c’est d’être le n°1, de remporter le titre. Dans les concours pour enfants, presque tout le monde est n°2 ou n°3 une fois de temps en temps.
— Ta mère a dû être fière de toi, insista Colin.
— C’est ce qu’elle disait, à chaque fois que j’arrivais seconde ou troisième. Mais j’ai toujours eu l’impression qu’elle était vraiment très déçue. Comme je n’avais toujours pas gagné de premier prix arrivée à l’âge de dix ans, elle a cessé de me présenter. Je suppose qu’elle a jugé que j’étais un cas désespéré.
— Mais tu t’en sortais formidablement !
— Tu oublies qu’elle était n°1. Miss Californie. Pas n°3 ou n°2, n°1 !
Il s’émerveillait de cette jeune fille ravissante qui ne semblait pas se rendre compte à quel point elle l’était. Sa bouche était sensuelle ; elle la trouvait tout simplement trop grande. Elle avait des dents mieux rangées et plus blanches que celles de la plupart des adolescents ; à ses yeux, elles étaient un peu irrégulières. Elle possédait des cheveux épais et brillants ; pour elle, ils étaient plats et ternes. D’une élégance féline, elle se qualifiait de godiche. C’était une fille qui aurait dû déborder d’assurance ; au lieu de cela, elle se tourmentait à force de douter d’elle-même. Au-delà de son apparence étincelante, elle éprouvait les mêmes incertitudes et anxiétés sur l’existence que Colin ; et soudain, il se sentit très protecteur à son égard.
— Si j’avais été l’un des juges, dit-il, tu aurais gagné à tous ces concours.
Elle recommença à rougir et lui sourit. « Tu es gentil. »
Une minute plus tard ils arrivèrent devant sa maison et s’arrêtèrent au bout de l’allée centrale.
— Tu sais ce que j’aime en toi ? demanda-t-elle.
— Je me suis creusé la tête pour essayer de trouver ce que ça pouvait bien être.
— Bon, d’abord, tu ne parles pas des mêmes trucs que tous les autres garçons. Ils ont tous l’air de penser que les mecs ne sont censés s’intéresser à rien d’autre qu’au football, au base-ball et aux voitures. Tous ces trucs m’ennuient. Et de plus, tu ne fais pas que parler – tu écoutes. Pratiquement personne d’autre n’écoute.
— Eh bien, l’une des choses que j’aime chez toi, c’est que tu te moques que je ne ressemble guère aux autres garçons.
Embarrassés, ils se dévisagèrent quelques secondes, puis elle dit : « Tu me téléphones demain, d’accord ? »
— Entendu.
— Tu devrais rentrer chez toi, si tu ne veux pas mettre ta mère en colère.
Elle lui posa un petit baiser timide au coin de la bouche, se détourna, et se hâta de rentrer dans la maison.
Colin flotta tel un somnambule sur quelques blocs, errant en direction de sa maison dans une douce hébétude. Mais il prit subitement conscience du ciel qui s’obscurcissait, des zones d’ombres grandissantes, et de la fraîcheur de la nuit qui le gagnait. Il ne craignait pas d’enfreindre le couvre-feu, ni de désobéir à sa mère. Mais il redoutait de rencontrer Roy à la nuit tombée. Il courut tout le restant du chemin.